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De Bloomsbury en passant par Court green...
31 décembre 2009

Discours avec un poêle

Discours à un poêle

Nouvelle extraite de «Vie de poète » de Robert Walser

IMGP0561

Il m'arriva, un certain jour, de tenir à un poêle un discours que je m'apprête à noter ici, dans la mesure où je le sais encore par cœur.

Un beau jour, donc, assailli par diverses pensées, j'allais et venais dans ma chambre avec agitation. Je m'étais égaré, en un sens, perdu, et me donnais alors beaucoup de peine pour me remettre d'aplomb, ce qui n'allait pas sans me coûter un sou­pir ou un autre, tandis que je ne pouvais me dissi­muler que j'étais angoissé.

Je vis alors le poêle, dans son inébranlable quié­tude de carreaux de poêle, sourire sardonique­ment.

«Toi, rien ne t'agresse», lui lançai-je plein de colère et de franche indignation, « tu n'es en butte à aucune agitation. Tu ne connais pas l'inquiétude et ce ne sont pas les perplexités qui t'encombrent.

Pas vrai, ballot, espèce de butor insensible, comme tu n'as aucune possibilité, et partant aucun besoin de bouger, tu vas t'imaginer monts et mer­veilles au sujet de ta valeur.

Étant un rustaud fruste et insensible, tu te crois grand.

La belle grandeur!

Comme tu ne connais aucune critique, tu t'ima­gines que tu es un homme exemplaire.

Ah, la belle virilité !

Ne rien sentir, se pavaner dans une espèce de peau d'ours ou d'éléphant: la voilà, on dirait, ta conception de la virilité.

Comme tu n'as jamais, depuis que tu es au monde, pensé à quoi que ce soit de plus profond, tu as l'insolence de te moquer inconsidérément de ceux qui doivent se battre contre toutes sortes de scrupules.

Tu ne te prends pas pour la queue d'une poire !

On pourrait croire que l'humanité n'attendait que toi, jusqu'ici. En vérité, le monde peut se fier à toi et à tes semblables.

Comme tu n'as pas besoin de lutter, de com­battre, tu te crois parfait.

Comme tu ne t'es jamais abaissé et que tu ne t'es jamais montré là où les cœurs, là où les humains sont mis à l'épreuve, tu te vantes d'être exempt de faiblesses, et pour cette raison tu te permets de montrer du doigt ceux qui, parce qu'ils osent des­cendre dans l'arène, révèlent leurs faiblesses et leurs fautes.

Poltron débordant de vigueur qui n'ose même pas bouger, juste pour ne pas devoir apprendre à localiser ses faiblesses: honte à toi, parce que tu n'as jamais eu à éprouver ne serait-ce qu'un minimum de honte; toi qui ne connais aucun dévouement à une cause honnête, toi dont le cœur est bouffi de graisse et dont la bonne, l'honnête volonté est étouffée.

Sache que pour moi, une réputation quelconque m'importe moins que mon travail, qui me paraît plus important que la gloire grossière de n'avoir jamais commis de faute.

Qui ne pèche jamais n'a probablement jamais fait le bien non plus.

Extrait de « Vie de poète » de Robert Walser. Traduit de l’allemand par Marion Graf, Postface de Peter Utz. Éditions ZOE.

Allez savoir pourquoi c’est ce texte que j’ai envie de partager avec vous ce soir de 31 décembre… mais bon, c’est comme ça.

Je vous souhaite à tous une bonne soirée, pleine d’abus et de rires.

Claude

walser

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Commentaires
C
Bonjour Dominique,<br /> oui je crois avoir fait un billet sur ce livre.<br /> J'adore Walser, j'ai tout lu ou presque, et je le relis sans fin au fil des années.<br /> à bientôt<br /> claude
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D
Heureuse de trouver un billet sur Robert Walser, c'est un écrivain que j'ai découvert il y a bien des années par le petit livre de Seelig "promenade avec Robert Walser" <br /> Vie de poète m'a enchanté et j'ai billet en préparation
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