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De Bloomsbury en passant par Court green...
25 avril 2014

Jans va mourir d'Anna Seghers

Jans doit mourir
Anna Seghers

J’ai encore quelques billets de retard !

Ce matin, j’ai lu cette nouvelle d’Anna Seghers. Retrouvée et publiée par son fils en 1999 (10 ans après sa mort) par son fils. Obligée de fuir l’Allemagne nazi avec sa famille, ils s’enfuient en France dans un premier temps avant de rejoindre le Mexique. Lorsque leur fils (Pierre Radvanyi) rentre en France après la guerre, elle lui demande de retourner dans leur ancienne maison. Il parvient à récupérer quelques meubles, livres et papiers. Il ne lui enverra que les livres, elle ne souhaitera rien d’autre. Jusque l’anniversaire du centenaire de sa naissance (10 ans après sa mort), il se donnera le droit de lire ses écrits, et découvrira cette nouvelle : « Jans muß sterben », « Jans doit mourir ».

Sans titre-1

Jans est un enfant de 8 ans, il vit avec ses parents, Marie et Martin Jansen. Un couple à la dérive. Un jour, il tombe, se relève et va rejoindre ses amis sur le pont où ils ont l’habitude de se lancer des défis. Mais ce jour-là, il reste assis tranquillement à les regarder « risquer » leur vie, il se sent fatigué et rentre à la maison à l’étonnement de sa mère. Blafard, une envie de pleurer au fond de lui, une frayeur inexpliquée qu’il ne peut partager car il se rend compte qu’aucun de ses parents n’est apte à comprendre, à ressentir pour l’instant, au moins en apparence. Page 17. Soudain Jans se mit à pleurer. Sans raison concrète, il sanglota et enfouit sa figure dans la jupe de Marie. Jansen avait ôté les mains de son visage et tambourinait des doigts sur la table. Les sanglots entrecoupés de Jans faisaient tressaillir son propre visage, et les faibles gémissements dont ils étaient suivis se propageaient dans tout son corps. Marie jeta un coup d'œil méprisant à ce Martin qui tambourinait du bout des doigts sur la table, enveloppa l'enfant dans les plis de sa jupe et le berça de-ci de-là jusqu'à ce que ses pleurs cessent. Jans aurait aimé continuer à pleurer encore, cela faisait tant de bien d'évacuer ainsi tout l'ennui de cette journée morose et gâchée, mais sa tête se mit à lui faire dut, ce que ne compensa pas le bonheur de pleurer."

 Jans va mourir… ils se retrouvent tous les trois, seuls, effondrés. Les adultes face à leur couple, à leur solitude et à leur incompréhension. Ils réagissent avec leurs moyens, à leur façon.  Ils font le point, ils se souviennent, ils se regardent, ils se redécouvrent. page 32. Mais le bois restait dur et patient, et Jansen était à bout de forces ; sa main qui s'était écorchée à force de tambouriner contre le lit se tendit en avant, vint toucher les cheveux de Jans et y resta accrochée. Marie voulut elle aussi profiter encore un peu de ces cheveux qui étaient toujours chauds et vivants au toucher. Le bout de leurs doigts se rencontra, ils se regar­dèrent et restèrent tous les deux interdits devant l'étrange spectacle qu'offrait l'autre. Leurs regards s'affermirent et au fond de leurs yeux apparut une lueur nouvelle. Certes, ce n'était pas de l'amour, mais une chose qui y ressemblait tant, que même de plus avisés n'auraient pu l'en distinguer. Ils se serrèrent l'un tout contre l'autre, il caressa ses pauvres bras amaigris et frustrés, dans un sens puis dans un autre ; et ses tendresses, qui avaient commencé par une consolation dou­loureuse, se muèrent, dans un élan assez fou, en un « Si c'est ainsi, allons-y ! »

J’ai dévoré ce livre, j’ai vraiment aimé son rythme, il retrace l’état d’esprit des personnages, l’évolution de leur cheminement, de leur regard les uns sur les autres face à l’innocence terrassé par la mort. Anna Seghers joue aussi avec les doubles sens des images, et c’est très subtil et intelligemment fait (image du pont-ciel-eau/passage vie-mort). Au-delà de la remise en question des personnages, l’histoire essaie de souligner le passage de l’être humain sur terre, la trace qu’il laisse, le temps qui passe. En le faisant passer par le regard d’un jeune enfant, le texte prend une force et un sens plus grand encore. D’autant plus que Jans cherche à chaque page le regard de son père, juste un regard, une attention, en vain… Ce père qui n’arrive pas à extérioriser ses sentiments, qui est capable de devenir observateur plutôt qu’acteur de sa vie, tant les mots, les émotions ne peuvent s’exprimer. Pages 41-42. Mais qu'arrivait-il à Jansen ? Ne les voyait-il donc pas, ces brefs regards muets adressés du coin des yeux ? Avait-il, en homme simple et las, vieilli comme tous les gens banals et naïfs, lui chez qui il y avait eu juste de quoi donner une petite lueur brillant par instants, en homme non pas méchant, mais las et indifférent ? Oh non, Jansen n'était pas quelqu'un de ce genre. Ce n'était pas un rêveur, un homme à s'enflammer juste un peu et par instants ; si Dieu le voulait, il y en aurait davantage de son espèce. Il ne l'avait pas oublié, celui qui était son seul espoir, le seul bien qu'il possédait. Comment aurait-il jamais pu cesser d'y penser ? Hélas, ce petit Jans pour qui il avait tremblé, dont il avait désespéré, une nuit enfin il l'avait considéré comme perdu, et l'avait laissé partir depuis longtemps pour le cimetière du faubourg - oh, la terrible pierre, définitive, sur sa tombe -. Cet enfant, il l'aimait de toute la force sacrée dont on aime quelque chose que l'on a perdu, et ce qui en demeurait encore chez lui, dans son logement, assis près de lui à sa table, il ne pouvait que le caresser de ses mains lasses, c'était une trace du disparu, que le prochain souffle de vent emporterait, un objet qui rappelait quelque chose de précieux. Et quels que soient leurs efforts pour l'éviter - il arrivait quand même à leurs regards de se rencontrer, et alors leurs deux paires d'yeux, qui n'avaient fait que guetter l'instant d'échapper, qui à son grand, qui à son petit maître, s'accrochaient l'une à l'autre, dans le même chagrin et dans le même reproche.
Il est vrai qu'au bout de quelque temps leurs regards avaient enfin pris l'habitude d'éviter des collisions aussi mala­droites.

La relation du couple est tout à fait significative, car bien souvent face à un malheur ou un évènement traumatisant, le couple en ressort plus fort ou plus couple du tout.
Je crois que ce qui m’a le plus marqué, c’est la solitude de chaque personnage, et surtout la frayeur qu’ils peuvent ressentir. Surtout celle qui paralyse l’enfant par moment, celle qu’il ne saisit pas, parce qu’il ne sait pas. C’est un livre où la solitude est omni présente, une solitude immense.

Je ne peux pas pousser l’analyse du livre plus loin, car cela demanderait à ce que je vous dévoile un peu plus de l’histoire, et ça je ne le peux pas. Ça vous gâcherait cette belle lecture.

Quel plaisir, ce petit trésor retrouvé au fond d’un tiroir 75 ans après sa création.

Claude

Première page.
Nul ne sait si ce jour-là Jans Jansen fit une chute parce qu'il avait le vertige, ou s'il fut pris de vertige parce qu'il avait fait une chute. Il trébucha, tomba par terre ; en tout cas il se releva d'un bond. Il porta la main à sa tête, sans y trouver la moindre trace de sang, et monta sur le pont où il avait coutume de se rendre tous les après-midi. Il y avait là quelques jeunes garçons, assis à califourchon sur la balus­trade, et Jans grimpa dessus pour les rejoindre. Mais aujourd'hui, c'était loin d'être aussi grandiose que les autres fois, d'être à cheval sur la balustrade du pont. Pourquoi il ne trouvait plus cela aussi grandiose, il n'en avait pas la moin­dre idée, et c'est la seule raison pour laquelle il y resta assis.

Jans va mourir d’Anna Seghers, traduit de l’allemand et postface d’Hélène Roussel. Présentation de Pierre Radvanyi. Éditions Autrement Littératures.

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