Abdellatif Laâbi, Oeuvre poétique II
Le cri se tut
Et l’écho avec
Le voile prodigieux du calme recouvrit tout
Nul souffle
nulle vague
nul envol
Laps de doute
ou retour à l’originelle paresse
la féconde
d’où la beauté tient sa langueur
ses jambes arquées
ouvertes à la houle
ses chevilles de nectar
humectées
Ô silence
faille si rare
où se reposer de la vie et du trépas
des batailles pour un oui ou pour un non
des petits actes qu’on croit grands
de l’engrenage désirant du corps
des pas qui n’écourtent le chemin
que pour creuser l’éloignement
des lourdes secondes battant sauvagement les cadrans
de l’âge qui s’enroule comme un parchemin
rongé par les mites
des bancs rappelant peu ou prou
les ordres tyranniques de l’attente
Ô silence
quand tu ne manges pas du pain de l’oubli
et que tu règnes avec justice
sans glaive ni tambour
sans même le cliquetis de la balance
et la vibration inquiétante de l’aiguille
Tu n’es là
que pour un laps
D’un sourire amusé
tu en avertis les crieurs et les chalands
Tu passes vite
pour que personne n’ait l’idée
de t’élever au rang de dieu
Tu prends le contre-pied du mouvement
pour ne pas être dans la course
et tu dispenses
ce qui n’est ni bonté
ni châtiment
une simple faille
entre deux tumultes triomphants
Mais la faille est invisible
imprévisible
et quand on la découvre
par le plus grand des hasards
on se sent démuni
stupide
Paix sur la chrysalide de l’aube
sur la source assoupie
bercée par son chant
sur les mains jointes
Paix sur les hauteurs
en leur solitude consentie
sur les ruines faisant face à la mer
sur les ailes du phénix
imitant l’arbre
Paix sur le feu
se prélassant sous la cendre
sur les tombes fraîchement arrosées
et se préparant à un long siège
sur la grotte de l’âme
où les ombres ont cessé de danser
Paix sur toutes les blessures
le sang arrêté
les lames rouillées
Paix sur les mots en mal de géniteur
sur les couleurs
qui n’ont pas encore trouvé leur musicien
sur les suicidés
qui ne laissent aucun mot d’adieu
Paix sur l’ici et le là-bas
sur l’avant et l’après
le connu et l’inconnu
Mais tu n’es qu’un visiteur pudique
ô silence
un mystère de plus qui nous ronge
Et si tu n’étais qu’un messager du cri
Humble
si humble
que la moindre maladresse
fait voler en éclats
ton verre de cristal
avant que nous ayons pu
y porter nos lèvres ?
Abdellatif Laâbi, Poème 11, Fragments d’une génèse oubliée, pages 222/223. Œuvre poétique II, préface de Jean Pérol. Édition La Différence.
Le second recueil est paru, je l’apprécie encore plus que le premier,il est magnifique. Jean Pérol dans la préface en parle magnifiquement bien, voici quelques lignes de ce texte.
Abdellatif Laâbi serait-il notre dernier Petit Prince tombé de sa planète dans les déserts marocains. Tout au long des ses recueils il n’a cessé, il ne cesse encore, de nous dire à quel point, nous, les hommes de nos différents rivages, sommes responsables de notre rose. De notre rose amour, de notre rose désir, de notre rose liverté, de notre rose dignité, mort, fraternité, temps, de notre rose parole d’homme. Les roses ne lui manquent pas. Il les sort de ses nuits glacées de cachot. De ses nuits lacérantes d’exil (avec ce magnifique : « au-dessus des ténèbres/se lève la lune acide de l’exil ». De ses nuits rouges d’amoureux. De ses solides nuits camarades. « Prince, fiévreusement prodigue. Mais qui a dit que tu prodiguais le repos ? »… Jean Pérol
Claude