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De Bloomsbury en passant par Court green...
13 juillet 2021

Le silence des carpes

Le silence des carpes
Jérôme Bennetto
 

Avez-vous déjà eu un robinet qui goutte imperturbablement, sans que rien ne puisse l’arrêter ? C’est ce qui arrive à Paul Sloveig, goutte après goutte l’eau tombe dans l’évier ou la bassine, elle rythme et énerve ses journées, jusqu’au jour où il décide d’appeler le plombier. Bon jusqu’à là me direz-vous rien de bien passionnant ! Mais pour Paul cette journée sera un grand tournant dans sa vie ! Le plombier répare le robinet mais laisse tomber de son portefeuille la photographie d’une femme que Paul trouvera après son départ, et puis… sa femme, Pauline lui annonce qu’elle fait un « petit break ». Page 24. J’ouvris la porte, le plombier sortit.
- Excusez-moi, puis-je vous demander d’où vous vient ce petit accent ? Mais peut-être suis-je trop curieux ?
-Tchèque, je suis d’origine tchèque, mais je suis français depuis longtemps.
Je l’ai remercié. Pauline était là. Elle en profita aussi pour sortir. Elle passa devant moi en me bousculant avec son sac et attendit que le plombier s’éclipse. La porte d’entrée de l’immeuble finit par claquer.
- J’ai pris quelques affaires. Je vais chez maman. Je garde les clefs de l’appartement. Je repasserai dans la semaine.
Je me tins à l’encadrement de la porte. Elle esquissa un geste, le retint puis disparut à son tour. Quand je refermai la porte, le pêne de la serrure fit comme un bruit sec de branche cassée.

La photo l’intrigue, une jeune femme en maillot de bain avec des courbes généreuses y figure. La photographie date des années 70 lui semble-t-il, les contours de ses formes sont surlignés. Il rappelle le plombier pour la lui rendre et lui demander qui est cette femme. Ce dernier est très heureux de la retrouver, il lui apprend que c’est la seule photo de sa mère qu’il ait en sa possession. Elle l’avait confié, lui, à ses grands-parents avant de disparaître derrière le rideau de fer. Il l’avait recherché longuement, mais avec le peu d’informations qu’il avait ne l’avait jamais retrouvé.

Paul, face à l’incompréhension et la souffrance du départ de sa femme, décide de partir à la recherche de ce « fantôme ». Muni d’une photo, d’un nom, de l’année de sa disparition, il part dans la petite ville de Blednice au cœur de la Moravie. Page 53. J’étais déterminé à bouleverser ma chienne (un caniche nain) de vie.
Je laissais derrière moi une foule de problèmes insolubles. Avant de décoller, j’avais fait de nouveau parler le dé qui m’avait alloué l’hôtel sur la place centrale plutôt que la pension à l’écart.
Quand je suis arrivé à Blednice, je me suis senti porté par un vent de liberté. J’étais ravi que personne ne m’attende, même pas la réceptionniste de l’hôtel qui chercha de longues minutes sur son écran ou dans des cahiers cornés si elle ne trouvait pas quelque chose qui ressemblait au nom de Paul Sloveig. Je l’observais avec des yeux d’entomologiste bienveillant, elle était la première Tchèque à qui j’adressais plus de cinq mots et le petit tatouage de papillon qu’elle faisait voler entre son pouce et son index en fouillant, tournant et retournant des feuilles m’annonçait comme un printemps secret que j’étais le seul à pourvoir interpréter.

Mais Paul a vraiment peu de renseignements et ses méthodes d’investigations sont très laborieuses et aléatoires. Elles lui permettent toutefois de faire des rencontres formidables, de s’ouvrir à la littérature et au cinéma Tchèque et aussi à sa langue.

Page 85. J’avais mis les bouchées doubles et en une semaine à peine, j’avais passé au crible à peu près tous les interphones de la ville de Blednice et toutes les pierres tombales du cimetière.

Page 86. J’ai essayé quelques pas timides en direction de la cour, comme on teste du bout du doigt la température du lait. Une fois passée la porte cochère, un objet attira particulièrement mon attention : c’était un clavier de vieil ordinateur dont toutes les touches avaient été renommées « DEL ». J’enfonçais machinalement les touches qui auraient dû s’afficher les quatre lettres de mon prénom, quand une voix me fit faire un bond de cabris sous anabolisant.
Il était là, assis sur une chaise dans l’obscurité, à l’abri d’une grande armoire à fichiers comme on en trouvait dans les bibliothèques du siècle dernier. Je n’eus pas besoin d’aligner plus de cinq mots dans mon anglais olympique pour qu’il m’interrompe :
- Ne vous fatiguez pas, je parle français.
Je traînais à Blednice depuis assez de temps pour éprouver l’étreinte rassurante des retrouvailles avec la langue et j’ai accueilli ces quelques mots comme un fonctionnaire le dégel du point d’indice.
- J’ai vécu à Genève, suffisamment longtemps pour parler français et détester les chocolats.
Il avait l’œil rieur et incomparable. Sa moustache brune de mousquetaire tranchait avec ses cheveux blancs.

Page 79. Elle était pour moi une occasion miraculeuse, une porte ouverte sur le pays que je ne voulais pas prendre le risque de refermer par un geste malheureux ou par les affres d’une histoire charnelle sans lendemain. Et c’est pour cette raison sans doute que je redoutais les silences.
Je lui demandais de me parler de ce qu’elle aimait. Ses yeux se mirent à briller : « le cinéma ! » Elle me demanda mon année de naissance.
- L’année du Temps des gitans, de Faux-semblant et de Femmes au bord de la crise de nerfs, pas un mauvais cru mais peut mieux faire.
- Et toi, quels sont les films de ton année de naissance ?
- Moi… Ah… Chungking express, Pulp fiction et Journal intime.
Des six films qu’elle avait cités, je n’avais vu que Pulp fiction, comme tout le monde, bêtement. Puis, elle m’entretint du cinéma tchèque et de sa Nouvelle Vague en particulier, elle jetait des poignées de noms qui ne me disaient rien et que j’oubliais sitôt qu’elle les eut prononcés. Ses phrases suintaient la passion, et elle était belle à voir dans son amour savant, ses références qui dessinaient tout un territoire intime, une topographie iconique de l’âme qu’elle projetait sur le grand écran de sa conscience.

Je n’avais jamais lu Jérôme Bonnetto, je suis ravie de l’avoir découvert. Enfin, je devrai dire merci à mes libraires qui sortent un peu des sentiers battus des prix et des émissions de télévision. J’avoue que le titre ne m’inspirait pas trop, va savoir pourquoi !!! car au final j’ai adoré ce livre et le titre prend tout son sens au fil des pages, c’est vraiment bien fait. Il est pétillant malgré les sujets qu’il aborde. Les personnages y participent grandement, ils sont attachants, cultivés, gais. Pourtant, derrière leurs façades, on sent leur détresse latente, héritée ou pas. Si cela n’est pas écrit noir sur blanc, Paul n’est pas le seul à souffrir, tous ont plus ou moins trouvé leur pansement.
On flirte avec la littérature et le cinéma tchèque, on boit beaucoup, on chante, on danse, on échange, on apprend, on enquête beaucoup aussi… c’est captivant, l’histoire et la connaissance derrière l’histoire. Peu à peu la noirceur de l’époque du rideau de fer devient réalité. Cela se fait par petites touches, distillées au fur et à mesure des pages où l’auteur installe l’amitié, la joie, l’échange, le partage.
Le parcours de Paul est passionnant, on le découvre peu à peu, on le voit faire du sur place, grandir, revenir en arrière mais toujours poursuivre son but. On suit les personnages, on est là quand ils s’ouvrent peu à peu, quand ils éclosent. Petit à petit l’héritage de l’histoire sur la vie de ceux qui ne l’ont pas vécu apparaît comme inévitable. C’est vraiment un livre enivrant et attachant.
Au-delà du livre, on ressent l’amour de l’auteur pour ce pays.
Page 260. On peut se débarrasser d’une personne assez rapidement, mais pas de l’idée d’une personne.

Claude

Première page.
PROLOGUE
Il y avait en Europe centrale, au cœur de la Moravie, de charmants étangs du fond desquels remontaient à intervalles réguliers des petites bulles d’air sur lesquelles Ota et Pavel posaient des regards de pêcheurs expérimentés, des bulles qu’ils savaient mieux interpréter que les soupirs de leur femme. C’était peut-être pour cela d’ailleurs qu’ils avaient toujours vécu célibataires.
Ces excellents pêcheurs avaient leur philosophie. Pour eux, ce n’était ni un art pratique de la méditation, ni un hédonisme du paysage, ni même une excuse pour échapper au monde. Non, ils préféraient les coins poissonneux et le véritable plaisir se trouvait dans la pêche elle-même, il fallait attraper, attraper du poisson.
Un matin, ils décidèrent de contrer la monotonie de leurs dimanches et de sortir des sentiers battus. Plutôt que de se rendre à l’Étang du meunier, ils avaient suivi une inspiration soudaine, tourné à droite après le grand noyer et tracé à travers champs. Ils goûtèrent alors aux joies oubliées de l’aventure et au bonheur de se perdre dans une région qu’ils croyaient connaître sur le bout des doigts. « Où qu’on aille, on finit toujours par retomber sur un chemin », fatalisa Pavel.
Après quelques kilomètres d’errance tranquille, ils abordèrent une clairière cerclée d’un étrange étang qui filait la lisière du bois. Sa forme étirée le cachait des regards si bien qu’il n’était pas visible à plus de vingt mètres.

Le silence des carpes de Jérôme Bonnetto. Éditions INCULTE.

Capture d’écran 2021-07-13 184246

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