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De Bloomsbury en passant par Court green...
12 avril 2014

Partition

Partition
de Rita Kuczynski

Encore une belle relecture.

L’histoire se déroule au début des années 50, à Berlin Est. Elle dépeint, à travers une petite fille, la vie d’une famille berlinoise d’après-guerre. Le père Émil, est revenu de la guerre psychologiquement blessé, et, est devenu violent et alcoolique. Page 13. Grand-mère m'a dit qu'avant la guerre, père était un autre homme. Sinon elle n'aurait jamais accepté que maman devienne sa femme. Grand-mère l'avait poussée à prendre cette décision. C'était donc la guerre la seule fautive. La mère, Charlotte, est secrétaire. Voyant la détresse de sa famille, de son couple, elle se lance dans le travail, la reconstruction du pays, le parti. Page 199. Dès lors que Gies et moi, on est allées chacune chez une de nos grands-mères, maman a travaillé encore plus efficacement. Très vite, il a été ques­tion à nouveau qu'elle soit nommée cadre.

Les deux enfants, l’aînée, Gies est en sport-étude, et la petite, Suzanne est celle qui raconte l’histoire. Elle est musicienne, et très proche de sa grand-mère maternelle. Cette dernière est cantatrice de renom international, elle habite à Berlin Ouest.

L’histoire est très dure. Le père maltraite les enfants, il les bat, il les entraîne physiquement au cas où la guerre reprenne. À la maison, ce n’est que cri et coups quand il a bu. Pages 15-16. Père n'est pas mort ; et il n'a pas rejoint les partisans. Il est devenu un ivrogne. Mais pas un ivrogne comme M. Leibner qui, chaque fois qu'il boit, devient quelqu'un de drôle. Il joue alors avec nous, ou bien il nous donne de l'argent. Lorsque père est ivre, il frappe d'abord maman, puis Gies et moi. Il envoie valser les assiettes et les chaises contre le mur et il traite maman de salope ou de vieille putain.

C'est pourquoi Gies et moi, lorsqu'il y aura de nouveau la guerre, nous préférons rejoindre les partisans. Chez eux, il n'y a pas d'ivrognes. Les par­tisans sont habitués au froid.
… Pour les cas d'extrême urgence, comme dit grand-mère, nous avons un petit porte-monnaie ; dedans, il y a de l'argent de l'Est et de l'argent de l'Ouest, et puis les clés de la maison de grand-mère à Berlin-Ouest et un peu de pain que nous changeons dès qu'il durcit. Dans ce porte-monnaie de secours, il y a aussi nos noms avec l'adresse de grand-mère. C'est elle-même qui l'a écrite. Maman ne sait pas que ces porte-monnaie existent.

p. 229. Normalement, si j'ai besoin de cette prière, cela veut dire que père a encore frappé maman trop fort. Elle est alors affalée par terre, la bouche ouverte. Parfois, j'ai l'impression qu'elle cherche à dire quelque chose. Mais maman a le souffle coupé. Elle essaie quand même de respirer. Je l'observe très attentivement. J'ai peur qu'elle ne ferme les yeux d'épuisement, et je commence à prier. Je promets à Dieu tout ce qu'il veut.

Suzanne est musicienne comme je l’ai écrit précédemment, elle va au conservatoire de musique à Berlin Ouest, sa grand-mère l’a inscrite. Elle aime les notes, les mots, les mélodies… il y a des passages savoureux pendant lesquels elle part dans sa musique, ou quand elle joue et que l’on imagine l’entendre. Elle fait un journal clandestin, et prend des notes pour en faire une symphonie. Page 40. Pendant la sieste, le jour de Noël. Conte à mettre en chanson

Parfois, lorsque je suis triste, je m'enfonce dans la forêt, là où vivent les flûtes, je marche jusqu'à ce que je vous aie tous perdus.
Je me promène entre les pins et les hêtres. J'écoute les flûtes qui donnent un concert avec les oiseaux. Je me faufile entre leurs sons...
Parmi les sons argentés et limpides des flûtes et des oiseaux, j'arrive à m'habituer à votre absence.
De retour du pays des flûtes, j'ai parfois très peur, car je ne réussis plus à vous comprendre. Alors, je sors ma flûte à bec de l'armoire marron et je lui demande : Pourquoi donc personne ne m'aime-t-il vraiment ?
Parmi les sons implorants des flûtes et des oiseaux, je vais m'habituer à être seule… Si entre-temps du moins je ne meurs pas.
Parfois, lorsque je suis triste...

Page 62.Pendant le cours de piano
Lorsque je serai grande, je partirai de chez vous. Je déménagerai vers une terre inconnue. J'em­porterai tout avec moi, les sonates, les suites et les lieder. Mais par prudence je les glisserai sous les cordes de mon piano. Seulement j'ai peur parfois que vous ne m'assassi­niez tous mes sons avant que je sois devenue grande.

Page 176. Berlin, derrière les peupliers

Cher soleil,

Je t'ai cherché pendant toute la journée. Pour­quoi n'ai-je pu te trouver nulle part ? Où donc pouvais-tu bien être ?
Dis-moi, cher soleil, si je n'écris pas ta sympho­nie, est-ce que jamais, jamais plus tu ne brilleras ? Allez s'il te plaît, encore un peu de patience ! Tu sais, ta symphonie, il m'arrive déjà de l'entendre, note après note, loin, très loin de moi.
Mais elle ne se laisse pas encore capturer par le papier à musique. Mon professeur de musique dit ceci : "Les notes, il ne faut pas leur faire de mal. Il faut quelquefois des années, dit-il, avant que les hommes ne retrouvent leurs sons à eux."

Sa relation avec sa grand-mère est très belle, très forte. Elles s’adorent, l’enfant admire sa grand-mère et lui voue une admiration sans faille, et elle, la respecte même si elle est enfant. Elles ont la musique en commun, elles passent des heures à en parler, à s’écouter, et à en écouter. La musique est leur vie, leur sang, leur sauveuse. C’est d’ailleurs elles deux qui permettront à Suzanne de s’en sortir.

Pages 16-17. Moi et la mort, on a fait de bonne heure connais­sance. Grand-mère a eu fort à faire avec elle, à cause de tous ses chants.
Elle disait qu'une artiste devait mourir chaque jour, mais que cela je le comprendrais bien assez tôt.
C'était toujours le matin que grand-mère mou­rait. J'avais le droit de regarder, mais à condition que je me tienne tranquille. C'est ainsi que je sais à quel point la mort lui était une chose pénible à vivre ; mais toujours belle à entendre. J'aimais bien les airs funèbres qu'elle chantait.
Normalement, grand-mère attaquait ces airs en se tenant droite comme un I, ainsi que l'exi­geait Mme Scheuer à notre cours de danse. La plupart de ces airs funèbres se commençaient à voix basse, presque tendrement, et ce n'est que peu à peu seulement qu'il fallait donner de la voix. Plus l'air était chanté fort, plus grand-mère se courbait. Elle s'affaissait progressivement. C'est-à-dire qu'elle s'effondrait presque jusqu'au plancher. Commençaient alors les vraies difficultés. Car chanter dans cette position était pour elle très fati­gant, et le plus souvent, il lui restait encore long à chanter avant qu'elle n'ait le droit de mourir.

Ces morceaux étaient si compliqués qu'elle ne cessait de les travailler. Si bien que parfois il fal­lait attendre plus d'une heure avant que la mort ne la laisse enfin tranquille.

Je n’en dirai pas plus, il y a aussi la vie à Berlin à cette période, juste après la guerre, quand la séparation du pays vient de se faire. Nous sommes à Berlin, donc tout cela est encore plus sensible, car une partie de la famille habite à l’Est et l’autre à l’Ouest. Toutefois, le mur n’avait pas été encore construit et les familles
pouvaient aller se rendre visite.
J’ai eu un mal fou à écrire ce billet, et je suis bien loin d’en être satisfaite. Il y a tant de choses à dire, tant de pistes à suivre… Alors, je n’en ai pris que quelques grandes lignes, je n’ai pas parlé par exemple des relations entre la grand-mère et les hommes (et là, j’ai ri), ou de la façon dont les berlinois de l’ouest percevaient ceux de l’est etc... Il ne rend pas la poésie, l’âpreté et l’humour du livre. Malgré la tristesse du fond de l’histoire, la musique et la poésie envahissent les pages, l’amour transparaît tellement fort, et l’humour allège le tout. Les passages en italiques sont les notes ou le journal de Suzanne, et je trouve ces textes vraiment très forts. La première fois que je l’avais lu, j’avais été gênée par le fait que l’auteur fasse raconter par une enfant, je n’aime pas ça en règle générale. Mais dans cette seconde lecture, je suis allée au-delà, parce que l’ouvrage est tellement riche. Et puis, cela permet de rendre la vie intérieure de Suzanne, sa vocation musicale. « Musique et poésie constituent un magnifique et puissant contrepoint à l’enfer d’un quotidien à travers les mots d’une enfant qui, parce qu’elle peut dire « ce qui ne se dit pas », révèle à chaque instant, comme dans la fable, à quel point le roi peut-être nu… » 4ème de couverture.

Première inscription dans mon journal clan­destin.
Cerf-volant. Emporte-moi avec toi. Laisse-moi juste vrombir, lorsque tu montes, montes vers le ciel, pour que personne ne te voie plus, et que je sois la dernière à savoir vers où tu t'envoles.
Et alors nous regarderons la ville d'en haut et nous planerons au-dessus des toits. Je vrombirai à ta place et dès que je verrai des arbres trop grands, je te ferai signe, pour que nous n'effleu­rions pas leurs branches.
Lorsque tu en auras assez de voler, je prendrai les choses en main et m'occuperai de l'atterrissage.
Mon vrombissement descendra dans les graves et ralentira son rythme, afin qu'on puisse se poser en douceur ; et peut-être qu'alors on atterrira sur une vraie piste.
Cerf-volant, emporte-moi avec toi...

 Partition de Rita Kuczynski, traduit de l’allemand par François-Guillaume Lorrain. Éd Actes sud.

Claude

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