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De Bloomsbury en passant par Court green...
17 août 2021

Vilains moutons

Vilains moutons
de Katja lange-Müller

Après le décès de son copain, on rapporte à Soja son journal. Elle décide de le lire, elle se rend compte alors qu’il ne parle jamais d’elle, ne la mentionne jamais, elle n’existe pas dans ce cahier aux pensées les plus intimes. Page 12. « Hier soir je m’en suis schnouffé une, pour la première fois depuis une éternité. C’est merveilleux d’être libre, et le soleil est si chaud. Mais il faut que je laisse tomber ce hobby, très sérieusement. Le programme c’est : trouver du fric, faire du karaté, me chercher une piaule. »
Tu te demandes pourquoi je te cite ce que tu as toi-même écrit ? Parce que ce cahier avec tes notations non datées, que e n’ai jamais vu sur toi pendant tout le temps qu’on a passé ensemble, m’a été remis et que je ne sais pas si tu te souviens – et si oui à quel point – de tes quatre-vingt-neuf phrases dans lesquelles mon nom n’apparaît jamais, phrases que je vais pourtant ou justement pour cette raison te répéter, no pas de manière chronologique, mais mot pour mot, jusqu’à la fin de notre histoire. Ah, Harry, si ce cahier avait atterri chez quelqu’un d’autre et que ce quelqu’un avait été assez curieux pour le lire, il n’aurait même pas pu deviner que j’avais existé dans ta vie, qui était et qui est la mienne.

L’histoire débute en 1987, Soja vient de Berlin Est, elle a 39 ans, elle se sent un peu en décalage vis-à-vis des allemands de l’ouest. Elle vit de petits boulots, un jour au coin d’une rue, elle rencontre Harry et Benno. Au premier regard elle tombe amoureuse. Ils se revoient le soir même et il ne quittera jamais son cœur malgré le fait qu’il sorte de prison et qu’il se drogue. Page 32. Plus jamais, depuis, je n’aurais pu prendre la tangente plus facilement, de manière si souveraine et si élégante, plus jamais je n’aurais pu me retirer pour toujours de toute forme de commerce avec toi ; là, je n’aurais eu qu’à prendre mon sac, la rose rabougrie et le clown affligeant, mette quelques pièces entre les tasses vides et dire c’était sympa. Car à quelques mètres de la table autour de laquelle nous posions tous les trois pour le Monument du rendez-vous loupé, la porte se tenait grande ouverte et les gens qui se promenaient derrière elle se sentaient sûrement mieux que moi en cet instant décisif où, au lieu de bouger mon cul, j’ai commis la bêtise de chercher encore une fois ton regard devenu noir comme du jais qui a longuement soutenu le mien, avec la pupille complètement dilatée.

Une vie particulière commence, entre joies et inquiétudes, entre drogues et sevrage. Un amour immense qui passe au-delà de tout. Nous suivons les deux amants au fil des pages avec beaucoup d’impatience. Pendant quelques temps, je me suis demandée si cet amour était réciproque, après avoir refermé le livre, je me suis rendue-compte que je n’avais pas pris en compte les conséquences de la drogue sur les relations quelle que soit leur nature. Pages 175-176. Non, au début il n’y avait rien de particulier dans ton comportement, en tout cas rien de plus particulier que d’habitude. Tu ne faisais rien de ce que j’ai lu par la suite dans des livres de conseils, destinés par exemple aux parents d’enfant menacés par la dépendance. Je n’ai découvert ni piqûres ni hématomes dans la saignée de tes bras, car tu n’y trouvais plus de veine depuis longtemps et que tu t’injectais généralement la came dans l’aine ; mais ça aussi je ne l’ai appris que beaucoup plus tard, et pas par toi. Il est possible que de manière générale je n’aie pas un talent d’observatrice très développé, mais il est plus probable encore que j’aie interprété comme ta façon d’être ta réserve langagière, ton calme, ton peu d’intérêt pour toi-même, pour moi et pour les choses quotidiennes, ton absence de peur, réelle ou feinte, toutes attitudes qu’en même temps je trouvais suspectes. Ton besoin croissant de « te coller contre moi », disais-tu quand tu m’enlaçais comme un enfant pendant la nuit, sans désir sexuel, la sueur froide au front, les yeux bordés de rouge et cernés ; ta manière de picorer avec dégoût dans ta bouillasse de fromage blanc à la banane (« ton régime sportif »), que tu te faisais parfois toi-même et que parfois tu me faisais touiller, mais que tu donnais le plus souvent à manger à Salam ou à moi ; tes accès de bâillement, ta façon de détourner la tête quelques secondes, je prenais tout et n’importe quoi pour des symptômes de la maladie. Tu pouvais m’objecter ce que tu voulais, la fatigue des entraînements, la chaleur, la mauvaise humeur…, je ne te croyais pas, je faisais juste comme si tu m’avais convaincue ou du moins apaisée.

Quand j’ai commencé ce livre, j’ai tout de suite pensé à Kits Hilaire (Berlin dernière… voir billet sur le blog) et j’ai eu envie de la relire. « Vilains moutons » est une très belle histoire d’amour qui nous mène à Berlin, dans les rues de Kreutzberg et ses alentours de 1987 à 1989. J’avais l’impression de connaître les lieux, les appartements, et dans ces années j’ai dû croiser des Soja et Harry dans ces rues tant aimées. C’est un livre captivant, difficile, qui nous transporte dans les noirceurs des dépendances, tout autant que dans la Vie.

Claude

Première page

Nous sommes couchés sur les deux matelas, non pas côte à côte, mais tête à tête. L’artère qui est au-dessus de ton os temporal bat contre ma joue. Tes cheveux effleurent mon nez, mais ça ne me chatouille pas, ça sent juste le shampoing et ton odeur. Depuis plusieurs minutes ou plusieurs heures, nous bougeons à peine, ne disons rien et respirons doucement. Tes yeux sont fermés, les miens sont levés vers la fenêtre ouverte qui ne montre rien qu’un bout de ciel sans nuages, ni clair ni sombre. Et si je devais me poser une question, je me demanderais juste si c’est le matin ou le soir qui point. Je ne me sens ni fatiguée ni éveillée, ni lourde ni légère, je n’ai pas plus envie de fumer que de manger, de boire ou d’aller aux toilettes. Je ne me ressens aucun besoin de distance, mais je n’ai pas non plus envie de te prendre dans mes bras. Je me sens libre, non pas pour tout mais de tout, et pourtant je ne suis pas seule…

Vilains moutons, de Katja Lange-Müller, traduit de l’allemand par Barbara Fontaine. Éditions Laurence Teper.

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